yohan : Aaaaargh !
- juline : Qu’est-ce qu’y t’arrive, mon canard ?
- yohan : J’y crois pas. J’y crois pas. Ah noooon !
- juline : Quoi ?
- yohan : Non mais dis-moi qu’c’est pas vrai !
- juline : Mais quoi !
- yohan : Cette saloperie de télé qui me lâche dix minutes avant le coup d’envoi de la finale. Tu te rends compte ?
- juline : Rooh, tu m’as fait peur. Mais c’est rien ça.
- yohan : Quelle saleté !
- juline : Et puis fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Il est plus tout jeune ce poste.
- yohan : Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi juste maintenant ? Dix minutes avant la finale du siècle !
yohan sort de son fauteuil et va donner des coups de poing sur la télé.
- juline : Tu vas te rallumer ? Saleté ! Allez ! Tu peux pas me faire ça ! Pas maintenant !
- juline : Laisse-moi faire, tu sais pas lui parler. (Posant sa main sur le poste de télévision. Sentencieuse.) Allume-toi et marche !
- yohan, tapant plus fort : Tu vas marcher, dis ? Tu vas marcher ? Saloperie ! Tu vas marcher ou je t’explose la gueule à coups de marteau, moi !
- juline : Hé, mais arrête enfin ! Faut pas te mettre dans des états pareils pour une télé. C’est rien je te dis. On va en racheter une nouvelle, voilà tout.
- yohan : En dix minutes ?
yohan traverse vivement la pièce, se saisit de son blouson qui était pendu au dossier d’une chaise et l’enfile. Il fouille nerveusement ses poches.
- juline : Mais yoyo attends. D’toute façon, les magasins sont fermés à cette heure-ci.
- yohan : Hein ?... Pfff.
- juline : On ira demain.
- yohan, énervé : Mais je vais pas acheter une télé, voyons. Je vais chez neila pour voir le match. Réfléchis un peu !
- juline : Chez ta frangine ? Ce soir ?
- yohan : Ben oui, ce soir. C’est ce soir le match. Sois logique !
- juline, dépitée : Mais… Et mon cassoulet ?
- yohan : Oh, tant pis pour ton cassoulet. Chacun ses priorités.
- juline : C’est si important que ça, ce match ?
- yohan : Enfin, tu crois quand même pas que je peux me pointer au bureau demain sans avoir regardé la finale. De quoi j’aurais l’air ?
yohan fonce d’un bout à l’autre de la pièce et cherche dans un tiroir, au fond d’une coupe de fruits…
- juline : Tu veux que je te dise de quoi tu as l’air en ce moment ?
- yohan : Dis-moi plutôt où sont les clefs de la bagnole. Ca me serait certainement plus utile.
- juline : Tu as l’air d’un drogué à la recherche de sa dose. Voilà de quoi tu as l’air.
- yohan : Arrête tes délires et aide-moi à trouver ces clefs, bon sang !
- juline : Tu as regardé dans le frigo ?
- yohan : Bah. Dans le frigo ?
- juline : Ben oui. T’es rentré du boulot, t’as jeté ton blouson sur la chaise, t’as été te chercher une bière dans le frigo, puis tu t’es avachi devant feu notre téléviseur, après quoi tu n’as plus bougé tes fesses de là...
yohan file. Il sort de scène par la porte donnant sur la cuisine.
- yohan, fort : Donc, si elles ne sont pas dans ton blouson, je ne vois que le frigo. (Ironique.) Simple déduction logique, mon canard. Et puis je commence à avoir l’habitude de ta tête à trous.
yohan revient, un trousseau de clefs à la main.
- juline : Alors ? Qui avait raison ?
- yohan : Ouais, bon. Y’a pas d’quoi en faire un fromage, non plus. Si tu subissais ne serait-ce que le quart du stress que je subis au boulot, on verrait bien comment tu serais.
- juline : Mon pauv’ canard. Ta patronne t’a encore fait des misères ? Raconte-moi…
- yohan : Non. Pas maintenant. Je file chez nini sinon j’vais louper le début du match.
yohan fonce à la porte donnant sur l’extérieur. Il ouvre le battant et s’apprête à sortir. juline l’interpelle.
- juline : Psst ! Tu n’oublies rien ?
yohan s’arrête et réfléchit un court instant.
- yohan : Euh… non. Quoi ?
- juline : Et mon bisou ?
- yohan : Pff… T’as pas d’autres moments pour tes enfantillages ?
yohan revient sur ses pas à contrecœur et dépose une bise sur le front de juline Puis il se détourne rapidement mais au moment de sortir, une silhouette apparaît dans l’ouverture de la porte. Il s’agit de Laure, une valise à la main.
- juline : nini ?
- yohan: Ah, neila, en voilà une coïncidence ! Fred allait justement chez toi et…
- neila J’ai plus de chez moi.
- yohan : Ma pauvre chérie !... Mais entre.
neila entre. Elle a l’air abattue, au bord des larmes. Elle va jusqu’au fauteuil et s’y laisse choir, sa valise à ses côtés.
- neila, montrant la valise : C’est tout ce qu’il me reste.
- yohan : C’est tout ce qu’il reste de ton appart ?
- neila : C’est tout ce qu’il reste de ma vie !
- yohan : Mince… Jean-Luc n’est pas avec toi ?
- juline : C’est Jean-Luc, n’est-ce pas ?
neila acquiesce de la tête et fond en larmes.
- neila, pleurant : Viii….C’est finiii.
- juline : Il t’a mise à la porte ?
- neila, pleurant : Non, c’est moi qui suis partie. J’en pouvais plus.
- yohan: Et en plus il t’as même pas laissé la télé, je parie.
- juline : Mais on s’en fout de sa télé, yohan! Tu crois pas qu’il y a plus important ?
- yohan : Ok. Ben moi, euh… j’vous laisse entre filles. C’est mieux comme ça, non ?
- juline : Comment ? Tu pars ? Tu veux abandonner ta sœur dans cet état ?
- yohan : Ah non, non, non. Mais euh… tu sais bien, ce soir y’a… enfin, je dois… n’est-ce pas ?
- juline : Je sais. Je sais. Tu as effectivement des choses beaucoup plus importantes à faire que de consoler ta petite sœur.
- yohan : Ah mais, non. Je voulais justement, euh… Je voulais justement allez voir Jean-Luc pour, euh… pour le raisonner et…
- neila : Et lui dire quoi ? Tu sais même pas pourquoi je l’ai quitté, ce salaud.
- juline : Avoue que tu as plutôt l’intention de regarder ton foutu match avec lui. Allez, dis-le ! N’aies pas honte ! Assume !
- yohan : Mais…
neila éclate fort bruyamment en sanglots.
- juline: Eh ben, ma chérie… Ne pleure pas, voyons. Allez. Allez. C’est pas la peine de te faire du mal à cause de Jean-Luc, voyons.
- neila, pleurant : C’est pas Jean-Luc, c’est Fred. Il… il… il… il est pareil ! Bouhouhou !
- yohan : Moi ? Mais c’est quoi cette histoire, encore ? Je suis pareil que qui, moi ?
- neila : Pareil que Jean-Luc : Tu me méprises. Tu me rabaisses. Tu m’ignores !
- yohan : Mais pas du tout. Que vas-tu chercher là ?
- neila : Tu préfères le foot que ta propre sœur. Ose dire le contraire !
- juline : C’est donc ça. Tu t’es fâchée avec Jean-Luc parce qu’il te trompe avec l’équipe de France.
- neila, dans un sanglot : Ouiii !
- juline, révoltée : Ma pauvre chérie, ces junkies de la baballe sont vraiment que des sans-cœurs, des mollusques décérébrés, des… des… des ectoplasmes blafards qui hantent leur canapé en salivant devant une bande de merdeux qui courent après un ballon. Comme je te comprends !
- yohan, vexé : Non mais, oh ! Ca va pas, non ? C’est quoi la crise, là ? Vous savez ce qu’y vous dit l’ectoplasme blafard ?
- juline, sèche : Et qu’est-ce qu’y dit ?
- yohan : Je rêve. Parce qu’on aime le football on est automatiquement un demeuré, c’est ça ?
- juline et neila : C’est ça.
- yohan : Footballeux égal Q.I. de trente deux, c’est ça ?
- julineet neila : Tout à fait.
- yohan : Mais c’est vous les buses ! Vous, qui ne comprenez rien à l’intelligence et à la stratégie qu’il faut déployer pour gagner un match.
- juline : Ben voyons. La même intelligence que des clébards qui se battent pour un os, oui.
- yohan : Et vous croyez que le demeuré il va se laisser culpabiliser par les vannes à dix balles de deux gonzesses égoïstes qui pensent qu’à leur petit ego et à leur cassoulet, hein ?
- neila : Je vois pas le rapport avec le cassoulet.
- yohan : Demande à ta copine, elle va t’expliquer.
- juline : Il te plait pas mon cassoulet ? Tu le veux à travers la figure, mon cassoulet ? Abruti !
- yohan : C’est pas la question. Il est très bon ton cassoulet, mais tu peux en faire tous les jours du cassoulet, alors qu’une finale de coupe du monde c’est une fois tous les quatre ans. Vous pouvez comprendre ça, quand même ?
- neila : Tu parles. Quand c’est pas la coupe du monde, c’est la coupe d’Europe et quand c’est pas la coupe d’Europe, c’est la coupe de France.
- juline : Sans compter la coupe des vainqueurs de coupes. Alors là, c’est le pompon, la grande élection du gouvernement des gogols !
- neila Oui ! Et encore, tu oublies les rencontres amicales où ils passent leur temps à se latter les tibias.
- juline : Ah ça, c’est vachement amical, t’as raison.
- neila : Et puis on oubliait le championnat d’Italie, ou celui d’Espagne, ou… ou du Zimbabwe !
- juline : Dis-toi bien que si je te faisais un cassoulet à chaque fois que tu te vautres devant un match on pourrait se chauffer au gaz gratuitement 365 jours par an !
- neila : Voire 366 les années bissextiles ou les années de Coupe du monde !
- yohan : Ah, ah, ah. Très drôle mais je vous laisse glousser toutes seules parce que je n’ai pas l’intention de la rater cette finale. C’est bien clair ?
- juline : Très clair.
- yohan : Est-ce que je te fais la gueule, moi, quand tu regardes ton feuilleton débile ? Tu sais, tes histoires à l’eau de rose d’infirmières amoureuses de leur médecin-chef.
- juline : Ca n’a rien à voir.
-yohan : Ah bon ? Pourtant, ce qu’il y a de sûr, c’est que les dialogues sont pas écrits par Victor Hugo, croyez moi.
- neila: Laisse tomber, Isa. Il aura toujours raison.
- yohan, mimant une réplique de feuilleton surjouée : Oh, Dr. Lawson, mon dieu ! Si seulement mon pauvre mari pouvait avoir la même Porsche que vous. Mais il manque cruellement de goût depuis son accident et gnagnagni, et gnagnagna !
- juline : Quelle mauvaise foi !
- yohan: En tout cas, je vais vous dire une bonne chose : Comptez pas sur moi pour me laisser mener par le bout du nez par une nana !
- juline : Tu peux me le redire en face ?
- yohan : Je suis pas prêt de me laisser mener par le bout du nez par une nana ! Allez, salut !
yohan se dirige vers la porte. A ce moment, une nouvelle silhouette apparaît dans l’encadrement de la porte. Il s’agit d’une femme qui porte un attaché-case.
- yohan : monsieur ?
- moi : Vous sortiez, yohan ?
- yohan : En fait, oui. Mais que…
- moi, le coupant : Vous vous souvenez de ce que je vous ai demandé ce matin ?
- yohan : Bien sûr, mais…
- juline: Tu ne nous présentes pas, canard ?
- yohan : Euh… si, si. monsieur, juline, mon épouse et neila, ma petite sœur. monsieur est mon directeur
- juline et neila : Enchantée.
- moi : Mesdames. Puis-je vous emprunter yohan quelques minutes. Je vous rassure tout de suite, ce ne sera pas long.
- juline Oh, vous pouvez. Prenez votre temps. Nous, on n’en a plus besoin. Mais ne restez pas sur le palier, je vous en prie, entrez.
- yohan: Ah oui, mais non. C’est que j’ai un rendez-vous important là et…
- moi, le coupant : Moi aussi, j’ai, ou plutôt NOUS avons un rendez-vous important, n’est-ce pas yohan (À juju.) Un rendez-vous en tout bien tout honneur, rassurez-vous, madame.
- yohan : Euh…
- moi : Vous n’avez pas oublié notre audit financier de demain, je suppose.
- yohan: Non. Mais là…
- neila : Il a rendez-vous avec Jean-Luc, mon ex.
- juline : Ils partagent une passion torride, tous les deux. Si vous saviez !
- moi: Ah oui, vraiment ? Vous m’en direz tant !
- neila: Oui. Ils sont passionnés par le foot.
- juline : Et ce soir, c’est le Grand Match !
- yohan : Oui, enfin pas exactement. En fait je…
- moi, le coupant : Peu importe. Demain je livre un match des plus importants moi aussi pour défendre l’existence-même de votre service, yohan ; l’existence de votre poste. Et avec votre fuite précipitée de tout à l’heure, je crains qu’il ne soit déjà gravement menacé. Vous en êtes conscient, j’espère ?
- yohan: Ma fuite ? Ah mais non, ce n’est pas ça, je…
- moi: Vous allez vous retrouver hors jeu, yohan. Faites bien attention à ce que vous allez dire.
- yohan : Ca n’a rien à voir, monsieur. Je n’ai pas fuis. Je… Je… Je….
- moi : Je vous avais demandé de boucler votre bilan semestriel pour que nous ayons des billes face à l’auditeur ; pour lui prouver simplement que vous n’avez ne serait-ce qu’une « toute petite » raison de faire encore partie de notre grande société. Alors je ne vous cache pas ma surprise lorsque je vous ai vu quitter le bureau à l’anglaise sur les coups de seize heures trente.
- yohan: Seize heures trente, vous dites ?
- moi : Seize heures trente, parfaitement. Soit, quinze minutes précises avant l’heure réglementaire de fin de votre journée. C’est tout bonnement inadmissible !
- yohan: N’exagérons rien. Je…
- moi C’est l’exclusion qui vous pend au nez ! Alors j’espère que vous avez une raison en béton pour justifier cette faute. Parce que moi, je suis prête à sortir le carton rouge, là !
- yohan: Euh… Ah oui bien sûr, suis-je bête, c’est là que j’ai eu le coup de fil de Jean-Luc, monsieur
moi : Ah. Et cela vous obligeait à abandonner votre poste ?
- yohan : Il va très mal, vous savez. Très, très mal. Il est… Il est… Je n’ose prononcer le mot.
- juline : Vas-y. Lâche-toi. Au point où l’on en est…
- yohan : En fait, mon ami Jean-Luc est… il est mourant, monsieur.
- neila : C’est vrai. Je confirme. Vous le verriez, vautré dans son fauteuil... Il fait peine à voir. On sent bien qu’il ne peut pas tomber plus bas.
- juline : Ce n’est plus que l’ombre d’un homme, monsieur
- neila : Pour tout dire : un vrai légume.
- moi, a yoyo: Eh bien, vous aurez tout le loisir d’être au chevet de votre ami lorsque vous serez au chômage, ou lorsque vous aurez achevé votre bilan. A vous de choisir, yohan. La balle est dans votre camp.
- juline : Ecoutez monsieur, je ne vous connais pas mais je connais mon yoyo et je peux vous assurer d’une chose, d’ailleurs il l’affirme lui-même : il n’est absolument pas du genre à se laisser mener par le bout du nez par un homme. N’est-ce pas, canard ?
- moi : Vraiment ?
- yohan : A mais pas du tout. Pour ma part j’ai toujours pensé que…
- neila : Et puis mon grand frère n’est pas un demeuré, monsieur. C’est quelqu’un qui sait gérer ses priorités. Entre sa petite sœur jetée à la rue, son épouse délaissée, son pote à l’agonie, un cassoulet et un match de foot, il n’hésite pas une seconde. Il sait sans hésiter où se trouve son devoir. Il est toujours prêt à filer droit au but.
- moi : Dites-moi, yohan, je constate que vous avez une vie très compliquée, cela ne fait aucun doute. Cependant, si je rajoutais à la liste votre bilan semestriel, vous les prendrais comment vos priorités ? Hum ?
- yohan, retirant sa veste, résigné : Je commencerais par le bilan, évidemment.
- moi : Ca tombe admirablement bien, mon petit. J’ai justement apporté tous les documents utiles dans cette serviette. Ainsi, nous avons tous les éléments pour nous atteler à cette tâche sur le champ. Vous n’y voyez probablement aucun inconvénient, n’est-ce pas ? A moins qu’une nouvelle fois vous ne décidiez de botter en touche pour une raison qui m’échappe.
Le téléphone sonne.
- juline : Et si le téléphone sonnait ?
- yohan : Ah là, c’est facile ; je décrocherais.
- juline, sèche : Alors t’attends quoi ? Un coup de sifflet de l’arbitre ?
- yohan soumis : Tout de suite, bibiche.
- moi : C’est ça, allez répondre. Mais je vous préviens, je chronomètre les arrêts de jeu.
yohan va prendre l’appel.
- yohan : Allô, oui ?… Ah, Jean-Luc. Comment ça va, mon pauvre vieux ?… Ah…. (Aux filles.) C’est Jean-Luc. Ca n’a pas l’air d’aller très fort. (A Jean-Luc.) Pardon ?... Hein ?... Non mais qu’est-ce que tu me racontes !... Mais c’est affreux. C’est la cata !
neila lui arrache le combiné des mains.
- neila et juline: Passe-le moi, ce balourd. J’ai deux mots à lui dire. Tu vas voir comment je vais le renvoyer dans ces dix huit mètres, celui-là.